Après les habituelles bandes des différents producteurs, une série de photos défilent sur fond de jazz. Des descentes de police, des fouilles, des interpellations musclées, un corps de femme, le tout en noir et blanc, comme tirées des années 70. Noir, le titre, puis un plan sombre, sublime, de Joaquin Phoenix, sortant de l’ombre d’un couloir, le regard triste. Il pourrait regarder le corps mort d’un être cher, mais la femme qui l’attend ( Eva Mendes ) est belle et bien vivante. Ils sont sur le point de faire l’amour, mais on l’appèle: il doit retourner à son job. Il se rhabille, sort de la pièce, et nous entraîne vers son lieu de vie dans un mouvement de caméra aérien : sa boîte de nuit. Un panneau nous avertit : New York, 1988.
En trois séquences, James Gray nous transporte des années 70, pour nous ramener aux années 80 par le biais d’un plan d’une beauté à pleurer. Le ton est donné : c’est une œuvre que nous allons regarder.1994 : Little Odessa. 2000 : The Yards. 2007 : La nuit nous appartient. 3 films en 13 ans, James Gray est un réalisateur rare. Comme Terence Malick, ces films sont attendus, plébiscités, sélectionnés à Cannes. Et pourtant, lorsqu’on les regarde, ils semblent intimistes, réalisés pour nous. « La nuit nous appartient » est un tout, une tragédie grecque, voire un film christique, peint avec une caméra, surlignée par une musique au diapason de la beauté formelle des images qui défilent. Pourquoi mettre en avant un comédien plus qu’un autre ? Pourquoi décomposer les séquences en plan ? Gray, avec la générosité propre aux cinéastes qui aiment leur art, nous offrent sur un plateau une perfection faite cinéma.
Mais il sait aussi qu’un film, c’est des moments forts, des climax, des révélations. Il sait aussi que le genre du film policier a ses stéréotypes. Certains diront qu’il est adepte des raccourcis scénaristiques. Qu’importe. Lui, ce qu’il veut nous raconter, c’est l’histoire d’une famille où être flic est un devoir. Or Bobby ( Joaquin Phenix ) a choisi la liberté et gère pour le compte d’un vieil homme russe une boîte de nuit, tandis que son frère, Joseph ( Mark Walhberg ) suit les traces de son Commandant de père, Burt ( Robert Duvall ). Mais la tragédie suit son chemin, et Bobby va devoir très rapidement choisir son camp… si choix il y a vraiment.
Alors savoir comment les flics vont arrêter les méchants, ou comment les méchants arrivent à tromper les flics, ce n’est pas le plus important. Par contre, la douleur d’un fils rejeté, l’amour et filial, et fraternel, qui le pousse à mettre en danger sa propre vie, çà, ça mérite un film. Une œuvre. Avec des morts, des trahisons, des larmes, des moments proches du cauchemar. Raconter ses instants superbes, c’est tuer le bonheur douloureux de les découvrir. Du coup, je suis gêné. Parce que j’ai beaucoup de mal à parler de chef d’œuvre. Un terme si souvent galvaudé qu’il ne veut plus dire grand chose aujourd’hui. Mais avec « La nuit nous appartient », James Gray se hisse au niveau de Scorcese, ou du Ferrara de « Nos funérailles ». Avec son style, son approche, et cette poésie visuelle éblouissante qui lui est propre. Un maître parmi les maîtres.